En privant Ronald Sullivan Jr. de son poste de doyen, la prestigieuse université américaine oublie l’importance de l’État de droit et de la liberté d’expression.
Le 11 mai 2019, l’université de Harvard annonçait son refus de reconduire Ronald Sullivan Jr., professeur de droit, et Stephanie Robinson, son épouse et maîtresse de conférences, à leurs postes de doyens de Winthrop House, une résidence pour étudiants (es) de premier cycle (ils resteront tous les deux enseignants).
Sullivan et Robinson occupaient ces fonctions depuis dix ans et avaient été les toutes premières personnes noires de l’histoire de Harvard à y accéder.
La sentence est tombée après des manifestations étudiantes réclamant à cor et à cri le départ de Sullivan. Son impardonnable péché ? Avoir rejoint l’équipe d’avocats d’Harvey Weinstein, poursuivi pour viol et agression sexuelle par un tribunal de Manhattan. Le 12 mai, le doyen déclarait ne plus représenter le producteur déchu, tout en demeurant consultant dans ce dossier. Depuis des mois, il était accusé d’avoir fait primer les intérêts d’un client honni sur ceux d’étudiants (es) qui lui avaient confié leur bien-être.
Du côté de la justice
En février, une tribune intitulée «Harvard, destituez Sullivan», écrite par deux étudiantes de premier cycle, voyait dans sa présence à Winthrop un élément «profondément traumatisant» pour des victimes de violences sexuelles. Selon ce texte, elles auraient risqué de voir leurs souffrances «réactivées» en fréquentant «au quotidien quelqu’un leur rappelant l’affaire Weinstein».
Les pétitions et autres expressions d’indignation estudiantine n’ont pas tardé. Des inscriptions sont apparues sur les bâtiments du campus et sur la porte du bureau de Sullivan ; parmi ces messages, on pouvait lire «À bas Sullivan». Le 6 mai, 178 étudiants (es) ont occupé la cantine de Winthrop en exhibant des pancartes «#MeToo» ou «Winthrop est à nous» et exigé le renvoi de Sullivan.
Lâcher Sullivan et Robinson –en réponse à ce que Rakesh Khurana, doyen du Harvard College, qualifiait de «situation intenable»– est une décision veule, imbécile et qui envoie le mauvais message aux universitaires pratiquant par ailleurs le droit: si vos client·es ne sont pas suffisamment aimables, il est possible que vos étudiant·es se mettent la rate au court bouillon et que votre institution vous plante un couteau dans le dos (ainsi qu’au sixième amendement).
Elle envoie également un mauvais message aux étudiants (es) : pour apaiser votre sincère colère, votre école pourra faire une croix sur les valeurs fondamentales –constitutionnelles, éthiques et morales– qu’elle est censée vous inculquer.
L’un des graffitis demandait à Sullivan «De quel côté es-tu?». La réponse devrait être évidente : du côté de la justice. Et la justice exige le droit à un procès équitable.
En plus d’être professeur de droit, Sullivan est avocat de la défense, ce qui veut dire que son travail consiste à représenter les personnes accusées –aussi méprisables soient-elles, aussi ignobles soient les faits pour lesquels elles sont poursuivies. Ce droit d’être «assisté d’un conseil pour sa défense», inscrit dans le sixième amendement de la constitution des États-Unis, est au cœur des garanties constitutionnelles de l’État de droit.
Un autre, et non moins important, est celui que sanctionne le premier amendement : le droit à une libre expression et à une libre association. C’est pour défendre ce droit, avant tout autre, que les universités existent.
Méconnaissance fondamentale
Mais pas Harvard, visiblement. Dans ce qui s’apparente à une concession aux exigences des élèves, Khurana a expliqué que des «préoccupations sur l’ambiance à la Winthrop House» l’avaient poussé à prendre la «décision très difficile» de remplacer Sullivan et Robinson.
Khurana n’a pas précisé davantage les «problèmes graves et nombreux» que lui auraient fait remonter des étudiants (es) et des membres de l’administration concernant les professeurs.
Il est possible d’être le doyen d’une résidence étudiante tout en représentant judiciairement un odieux prédateur sexuel présumé.
Selon le Harvard Crimson, le journal étudiant de l’université, Sullivan et Robinson sont l’objet de critiques depuis 2016. Notamment, le turnover du personnel serait trop élevé et les doyens alimenteraient un climat de peur et d’intimidation. Certaines de ces récriminations sont peut-être légitimes (Sullivan les conteste), mais je doute que ces accusations, pour certaines vieilles de deux ans, aient joué un rôle essentiel dans la décision survenue le week-end du 11 mai à Harvard.
Et cette décision n’était clairement pas la bonne. Il est possible d’être le doyen d’une résidence étudiante et d’avoir à cœur le bien-être de ses pensionnaires tout en représentant un odieux prédateur sexuel présumé. Faire comme si ces deux rôles s’excluaient mutuellement revient à méconnaître fondamentalement ce qu’est un avocat de la défense et ce qu’est le doyen d’une résidence étudiante.
Ce point de vue laisse entendre qu’un universitaire ayant l’outrecuidance de se présenter dans un tribunal comme avocat d’un violeur présumé est pro-viol et anti-féministe, et signifie par là même aux victimes d’agressions sexuelles que leurs souffrances et leurs préjudices ne sont pas réels.
En tant qu’universitaire féministe défendant de jeunes hommes accusés d’agression sexuelle, je peux vous dire que mon travail, je le fais parce que garantir aux accusés une représentation juridique compétente est un élément essentiel de tout système d’arbitrage –j’en suis persuadée.
Cette conviction a motivé les choix qui ont été les miens durant toute ma carrière, y compris les sept ans passés comme substitut du procureur au Bureau du défenseur public fédéral de Los Angeles –des années des plus formatrices qui m’auront vue, oui, représenter des hommes accusés de crimes sexuels très graves.
Si peu de gens pour comprendre
L’idée qu’il me serait impossible d’être une avocate de la défense dévouée à mon client tout en demeurant une féministe à l’écoute de mes élèves est un anathème aussi sexiste que réducteur. Les valeurs progressistes d’équité, d’ouverture d’esprit et d’égalité de traitement sont autant au cœur du féminisme que de la pédagogie universitaire. Et dans le cas de Sullivan, je ne peux m’empêcher de me demander si son sort aurait été différent s’il avait été blanc.
Qu’il y ait visiblement si peu de gens pour le comprendre me remplit de colère et de tristesse. Lorsque j’ai publié une tribune dans le New York Times expliquant mon travail de représentation pro bono, avec mes étudiants (es), d’hommes de couleur menacés d’expulsion par leur université dans des affaires relevant du Titre IX, le déferlement de haine qu’elle a suscité a failli me submerger. Un jour, au travail, quelqu’un m’a laissé un message sur mon répondeur : il fallait que je sois virée, brûlée vive et enterrée six pieds sous terre.
La meilleure réaction revient à l’association des étudiants (es) en droit noirs de Harvard (HBLSA). Dans un communiqué publié le 31 mars, alors que les manifestations battaient leur plein, l’association écrivait: «L’HBLSA estime important que nous parlions de la controverse et que nous demandions à l’université de Harvard de soutenir sans réserve les victimes de violences sexuelles, et de le faire sans transformer le professeur Sullivan en bouc émissaire des manquements de l’université en matière de lutte contre les violences sexuelles sur le campus.»
Que personne n’ait écouté son message est parfaitement pitoyable. Mais j’y vois quand même une raison d’espérer : il y a encore dans ce bas monde des futurs (es) avocats (es) pour comprendre de quoi il retourne. Malheureusement, leur argument –sans conteste le meilleur– n’a pas porté ses fruits.
Slate fr