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Voici ce qui arrive concrètement lorsqu’un pays interdit l’avortement

Dans la Roumanie de Ceaușescu, les orphelinats sordides et surpeuplés pullulaient et les avortements clandestins provoquaient des milliers de morts.

Après l’adoption par l’Alabama d’une loi interdisant entièrement l’avortement sur son territoire, des manifestantes se sont rassemblées devant le Sénat de l’État vêtues de tuniques rouges et de toques blanches, en référence au roman dystopique de Margaret Atwood La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), dans lequel les grossesses sont entièrement contrôlées par l’État. Quelques heures plus tard, le livre apparaissait dans le top des tendances sur Twitter.

Il n’est pourtant pas nécessaire de se tourner vers la fiction pour trouver des exemples de ce à quoi peuvent mener les lois actuellement en train d’être votées aux États-Unis. Des décennies durant, la Roumanie communiste a été un test grandeur nature de ce qui peut arriver lorsqu’un pays interdit entièrement l’avortement, et les résultats sont terrifiants.

En 1966, afin d’encourager la natalité, le dirigeant roumain Nicolae Ceaușescu avait interdit l’accès à l’avortement et à la contraception dans l’ensemble de son pays. À court terme, son projet fonctionna : un an après, le nombre d’enfants par femme roumaine était passé de 1,9 à 3,7. Mais rapidement, le taux de natalité rechuta, car les femmes trouvèrent des moyens de contourner l’interdiction.

Dans les villes, les femmes les plus aisées parvenaient à graisser la patte de médecins pour qu’ils pratiquent des avortements, quand elles n’achetaient pas des stérilets importés illégalement depuis l’Allemagne.

Les mesures prohibitionnistes roumaines touchèrent essentiellement les femmes à faibles revenus et les personnes désavantagées –les activistes pro-avortement aux États-Unis craignent d’ailleurs que ce ne soit ce qui arrive en Alabama. Désespérées, beaucoup de Roumaines se tournèrent vers des avortements clandestins, réalisés en cachette chez elles ou dans des endroits plus ou moins sordides.

Entre 1966 et 1989, on estime que plus de 10.000 femmes sont mortes des suites d’un avortement réalisé dans de mauvaises conditions. Le nombre réel était d’ailleurs sans doute bien supérieur, puisque les femmes qui cherchaient à se faire avorter et les personnes qui les aidaient risquaient des années de prison si elles se faisaient prendre. La mortalité maternelle explosa, passant du simple au double entre 1965 et 1989.

«Parfois, le simple fait de dire à son mari ou à sa meilleure amie qu’elle voulait se faire avorter pouvait mettre une femme en danger», explique Irina Ilisei, chercheuse et cofondatrice de la Front Association, un groupe féministe roumain, et du site Feminism Romania. «Pour beaucoup de femmes, la sexualité représentait une peur et non plus une partie épanouissante de la vie», se souvient-elle.

Une autre conséquence de l’interdiction de l’avortement fut que des centaines de milliers d’enfants furent abandonnés et placés dans les orphelinats d’État. Lors de l’effondrement du régime communiste roumain en 1989, près de 170.000 enfants furent retrouvés dans des orphelinats sales et lugubres.

On vit alors apparaître les images d’enfants qui avaient auparavant été cachés au monde, maladivement maigres, très souvent battus et maltraités. Certains étaient même enchaînés au cadre métallique de leur lit.

La loi roumaine anti-avortement ne permit même pas d’atteindre l’objectif démographique de Ceaușescu. «Rendre l’avortement illégal ne conduira pas les femmes à faire plus d’enfants. Par conséquent, si le but est d’engendrer plus de vies et de protéger plus de vies, ce n’est pas le bon instrument», pointe Maria Bucur, professeure d’histoire et d’études de genre à l’université de l’Indiana.

Née en Roumanie, l’universitaire se décrit elle-même comme un produit de l’interdiction de l’avortement, car elle naquit après deux tentatives d’avortement de sa mère.

La population roumaine brûle un portrait de Nicolae Ceaușescu après la chute du dictateur, le 22 décembre 1989 à Denta. | Joël Robine / AFP

Roe v. Wade menacé

Le mercredi 15 mai, soit le lendemain du vote du texte en Alabama, la gouverneure Kay Ivey a promulgué la loi anti-avortement la plus stricte du pays, qui interdit la procédure à tout stade de la grossesse et peut envoyer en prison pour le reste de leurs jours les médecins qui procéderaient à un avortement.

La loi de l’Alabama va encore plus loin que la loi roumaine qui, en principe au moins, permettait des exceptions en cas de viol, d’inceste ou de maladies congénitales : elle n’autorise l’avortement que si la grossesse constitue un danger grave pour la santé de la mère.

En Roumanie, la loi était assortie d’une interdiction de la contraception, qui certes ne figure pas dans la loi de l’Alabama. Mais le gouvernement Trump s’était attaqué au contrôle des naissances en 2017 en permettant aux employeurs de refuser, au nom de leurs convictions religieuses, de prendre en charge les mesures de contraception dans la couverture santé de leur personnel. Cette décision a toutefois été bloquée par une juge fédérale en janvier 2019.

La querelle juridique entre les tribunaux au sujet de l’avortement semble devoir se poursuivre, les groupes anti-avortement cherchant à faire adopter des lois qu’ils espèrent voir confirmées par la Cour suprême –désormais conservatrice, avec deux nouveaux membres nommés par le président Donald Trump.

Depuis le début de l’année 2019, plus d’une douzaine d’autres États ont tenté d’interdire l’avortement après six semaines de gestation, soit avant même que la plupart des femmes ne se rendent comptent qu’elles sont enceintes. Le 7 mai, la Géorgie est devenue le sixième État américain à adopter une telle loi. Aujourd’hui, six États américains ne possèdent plus qu’une seule clinique d’avortements.

Ces lois seront peut-être annulées par les tribunaux, mais les activistes anti-avortement espèrent pouvoir un jour se porter devant la Cour suprême pour contester la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, qui protège le droit d’une femme à vouloir se faire avorter.

Représentante de l’Alabama et co-commanditaire de cette loi qui est aujourd’hui la plus restrictive du pays en matière d’avortement, Terr Collins a déclaré au site d’information AL.com : «Mon objectif avec cette loi, et je pense que nous allons tous dans ce sens, est de faire sauter Roe v. Wade.»

Lors de la campagne électorale de 2016, Trump avait promis de nommer des juges conservateurs dans le but d’annuler Roe v. Wade. La confirmation de Brett Kavanaugh en octobre 2018 a donné une solide majorité aux conservateurs, suscitant de grands espoirs chez les groupes anti-avortement.

Si la Cour suprême devait changer d’avis sur l’avortement, il appartiendrait à chaque État de décider comment réglementer la procédure.

Exemple américain déchu

«Nous devons prendre en considération les conséquences à long terme d’une telle législation», souligne Charles Nelson, professeur de pédiatrie à la faculté de médecine de Harvard et auteur de Romania’s Abandoned Children (Les enfants abandonnés de Roumanie).

À partir de 2000, le médecin a examiné les effets qu’avaient eus les orphelinats sur les enfants de la Roumanie post-communiste. Il a constaté que nombre de ces derniers présentaient de graves troubles du développement et des problèmes de santé mentale. Pour certains, leur enfermement dans des orphelinats avait même eu des répercussions physiques sur la taille de leur cerveau.

Pour Nelson, la Roumanie offre une mise en garde contre ce qui peut advenir lorsqu’un État tente de contrôler les droits relatifs à la reproduction. La loi votée en Alabama soulève des questions sur le type de soutien que l’État pourrait apporter si une femme n’avait pas la possibilité de mettre fin à sa grossesse alors qu’il est établi que le fœtus souffre d’importantes malformations congénitales. «L’État a-t-il les moyens de prendre en charge ces enfants et de soutenir les familles?», s’est-il inquiété lors d’une interview.

Lors de l’effondrement du régime communiste roumain en décembre 1989, l’une des premières mesures du gouvernement transitoire fut d’annuler l’interdiction de l’avortement. La Roumanie demeure un pays très conservateur, où il y a eu ces dernières années de nouveaux appels à interdire l’avortement, menés notamment par l’Église orthodoxe, très influente, et d’autres groupes religieux.

Maria Bucur, autrice de Birth of Democratic Citizenship: Women and Power in Modern Romania (Naissance de la citoyenneté démocratique: les femmes et le pouvoir dans la Roumanie moderne), doute toutefois que ce mouvement puisse donner naissance à une réelle tendance politique.

 «Je pense que le souvenir de ce que cela était en réalité est encore trop présent dans l’esprit de la plupart des électeurs. Je ne pense pas qu’un politicien intelligent oserait une telle mesure», veut-elle croire.

Irina Ilisei, la féministe roumaine, s’inquiète de voir que plusieurs parties des États-Unis –un pays jadis pris comme exemple par la Roumanie– tentent aujourd’hui d’interdire ou de restreindre l’avortement. «En 1989, nous souhaitions bâtir une société démocratique, pluraliste, égalitaire pour les hommes et les femmes. Les États-Unis étaient notre principale source d’inspiration, se souvient-elle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.»

Slate fr

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