Depuis
l’origine, le défi linguistique fait obstacle au projet d’«États-Unis d’Europe».
Pour créer du lien, il faut commencer par se parler.
Pour échanger, les
Européens ont l’embarras du choix. Avec vingt-quatre
langues officielles, auxquelles il faut ajouter une
quarantaine de langues régionales ou minoritaires, l’Europe est résolument babélienne.
Si la question linguistique ne figure pas à l’agenda des préoccupations de
l’Union, c’est qu’on pense avoir résolu cette difficulté. En apparence, tout du
moins. Sans directive ni règlement, et uniquement grâce à l’usage, l’une de ces
langues s’est élevée au rang d’idiome véhiculaire.
C’est ainsi que tout
citoyen outillé de l’anglais peut, même en le baragouinant, se faire comprendre
dans les vingt-huit États. On ne va pas se mentir, cette lingua franca
facilite grandement l’existence des personnes qui circulent, étudient ou
travaillent à travers le continent. Jamais sûrement les Européens n’ont aussi
bien maîtrisé une langue commune. Pourtant, cela n’empêche pas le pavillon
européen d’être plus en berne que jamais. La dynamique est passée du côté des
partis eurosceptiques.
Il y a les
Britanniques qui tentent de larguer les amarres, et même des pays
traditionnellement très pro-européens sont traversés depuis les années 2000 par
un doute croissant. Aux Pays-Bas prospèrent des partis qui tirent à
boulets rouges sur l’Europe. Cet euroscepticisme s’abreuve à de multiples
sources. Mais si la désunion revêt une dimension structurelle, c’est peut-être
que les Européens connaissent un problème de compréhension. Un problème que le
partage de mots anglais ne résout pas.
Jusqu’à récemment, les
Européens, notamment les élites, privilégiaient le français. Cela se reflétait
dans les institutions communautaires. Lobbyistes, journalistes, fonctionnaires :
tout le microcosme bruxellois tournait en français. Les points de presse de la
Commission, par exemple, se déroulaient dans la langue de Monnet.
Mais au cours des années 1990 et à une vitesse fulgurante, les institutions ont
basculé dans le tout-anglais. Cette évolution résulte de l’intégration des pays
scandinaves, puis de ceux de l’Est. Mais elle découle aussi d’une irrésistible
lame de fond qui traversait alors tout le continent.
La montée en puissance
de l’anglais dans les salles de classe a abouti à en faire la seule langue
étudiée par la quasi-totalité des élèves européens (97% des collégiens en 2015). Depuis la Seconde
Guerre mondiale, l’anglais s’est imposé comme la langue étrangère la plus
apprise au détriment du français, de l’allemand, de l’italien ou du russe.
Avant 1914, les écoliers français étaient davantage germanistes qu’anglicistes.
Ironie de l’histoire, l’allemand était beaucoup plus prisé quand c’était la
langue de l’ennemi, alors qu’elle est aujourd’hui celle de notre premier
partenaire.
L’anglais, le trait
d’union américain
Avec l’anglais comme
bagage, les Européens peuvent donc se comprendre. Et Brexit ou pas Brexit,
qu’il soit soft ou hard, n’y changera rien. L’anglais gardera son
audience sur le Vieux Continent parce qu’il s’agit de la langue internationale :
celle des États-Unis, puissance de référence dans la culture, la recherche et
l’économie numérique. C’est la langue aussi bien de Netflix, de Beyoncé, de
Harvard que de la Silicon Valley –et la seule à être comprise dans tous les
aéroports.
Les citoyens d’Europe
ont intégré l’idée qu’apprendre l’anglais était le meilleur des passeports pour
le monde et se sont connectés intimement à l’univers anglophone –quitte à
négliger la culture de leur continent. On se régale désormais des séries
américaines en VO, là où on se délectait autrefois de cinéma italien. Le futur
concours de l’Eurovision devrait l’illustrer une nouvelle fois : la grande majorité des chansons sera en anglais
plutôt que dans les langues nationales. D’où ce paradoxe : les États d’Europe
sont juridiquement très imbriqués mais les Européens sont reliés par des
références culturelles communes américaines… Ou bien historiques.
L’Europe a en effet
existé bien avant la Commission ou le Parlement européen. Née au Moyen Âge,
elle a même précédé les nations. Le journaliste Laurent Joffrin constate que «l’Europe
formait un ensemble socialement et culturellement homogène». Régis Debray
écrit dans Civilisation : «Qu’a-t-elle d’européen notre Europe alignée,
recouverte d’un manteau bleu de supermarkets, le successeur du manteau
blanc d’églises? […] Il y avait plus d’Europe à l’âge des monastères,
quand l’Irlandais Colomban venait semer des abbayes aux quatre coins de
l’Europe. Plus, à la bataille de Lépante, quand Savoyards, Génois, Romains,
Vénitiens et Espagnols se ruèrent au combat contre la flotte du Grand Turc,
sous la houlette de Don Juan d’Autriche.»
Le recours à une langue étrangère rend
difficile l’éclosion d’un sentiment d’appartenance
Au XXIe siècle, il y a certes Erasmus, un bain européen
dans lequel baigne une minorité d’étudiants (es). Mais on peine à identifier
des références actuelles et spécifiquement européennes. Le réalisateur
Jean-Jacques Annaud pointe, par exemple, l’absence de stars de cinéma que le
continent s’approprierait. Y a-t-il péril en la demeure européenne ? Ceux qui
comptaient sur l’Europe pour peser face à la Chine ou les États-Unis peuvent
s’en inquiéter.
À une échelle plus
petite, l’exemple belge est un laboratoire riche d’enseignements. Depuis un
siècle, le pays se détricote sur la question linguistique. En conseil des
ministres, chacun use de sa langue. Mais à l’instar de l’équipe de football
nationale, les communautés francophone et néerlandophone privilégient de plus
en plus l’anglais, une langue neutre, pour communiquer. Pratique pour se
comprendre sans susciter de frustration. Mais le recours à une langue étrangère
rend difficile l’éclosion d’un sentiment d’appartenance. Il en va de même à
l’échelle de l’Union européenne.
Existe-t-il une
alternative à cet anglais plus international qu’européen ? Certains seraient
tentés de mettre en avant une langue authentiquement continentale en
substitution à l’anglais d’Amérique. Las ! Aucune ne serait en mesure de le
remplacer dans l’immédiat. Selon Eurostat, le français est étudié par seulement
34% des collégiens et l’allemand par 23%. La langue de Molière bénéficie d’un
plus grand attrait au sein des pays anglophones et latins, ainsi qu’en Belgique
flamande et aux Pays-Bas, en Grèce et à Chypre. En revanche, l’Europe de l’Est,
si francophile jusqu’en 1940, privilégie désormais l’allemand (sauf en
Roumanie). Par ailleurs, favoriser l’apprentissage d’une autre langue
valoriserait forcément son pays d’origine. De quoi raviver les susceptibilités
dans une Europe qui n’en a manifestement pas besoin.
Revitaliser
d’anciennes langues
Une autre idée
consisterait justement à réintroduire une langue totalement neutre. Dotée d’une
grammaire et d’un vocabulaire créés de toutes pièces, celle-ci existe déjà et
attend son heure pour déferler sur l’Europe : il s’agit de l’espéranto. Une langue créée en 1887 par le
médecin Ludwik Zamenhof, qui tentait d’apporter une
réponse au défi du plurilinguisme et aux ravages des nationalismes. Il se
décrivait comme «juif, qui est
obligé de prier Dieu dans une langue morte depuis longtemps, qui reçoit son
éducation et son instruction dans la langue d’un peuple qui le rejette et qui a
des compagnons de souffrance sur toute la Terre, avec lesquels il ne peut se
comprendre».
Cette langue née dans
un cabinet de travail repose sur des règles simples, sans exception. 130 ans
après sa création, elle demeure parlée par quelques millions de locuteurs dans
le monde, en Europe principalement. Mais on reste loin des ambitions de son
créateur qui le concevait comme un dessein universel. Sa neutralité est sa
force, mais aussi sa faiblesse. Cette langue, de par son artificialité, pâtit
de ne pas être une langue de culture. Dénuée d’une grande littérature ou de
références culturelles, elle n’a pas l’attractivité d’une langue riche de
plusieurs siècles. Faute de suffisamment de locuteurs, elle demeure peu utile.
Un cercle vicieux.
Une volonté chez les Européens
d’arrimer leur identité autour du latin paraît hautement improbable
Une autre hypothèse
serait un retour au latin. Une idée a priori saugrenue. Mais la langue des
Romains a aussi été celle de l’Europe médiévale. Elle a fait office de medium
de toutes les élites cultivées et des savants jusqu’au XVIe siècle. Elle a perdu par la suite son statut de
langue de la diplomatie et même de l’Église. Aujourd’hui bel et bien morte,
elle demeure une prestigieuse langue de culture dans laquelle on puise encore
pour concevoir des mots nouveaux. Son enseignement décline cependant, même dans
son pays d’origine, l’Italie. Bien loin de son
centre historique, c’est en Finlande qu’on retrouve ses promoteurs les
plus zélés.
Lors de leur
présidence tournante de l’Union européenne en 1999 puis en 2006, les Finlandais
ont inséré une version en latin de leur site internet dédié aux actualités. À
partir du mois de juillet 2019, ils reprendront les rênes de l’Union.
Accorderont-ils de nouveau une place privilégiée au parler de Cicéron ? Pour
l’heure, cela relèverait avant tout du symbole, voire du folklore… Jusqu’à ce
qu’émerge, peut-être un jour, une volonté chez les Européens d’arrimer leur
identité autour de cette langue. Cela paraît hautement improbable. À moins de
repenser aux Juifs, qui ont revitalisé l’hébreu, mort depuis des siècles, pour
en faire la langue officielle et véhiculaire en Israël.
Le levier
multilingue
Il demeure une
dernière possibilité. L’écrivain polyglotte italien Umberto Eco
déclarait que «la langue de l’Europe, c’est la traduction». C’était une
ode au multilinguisme. Si l’idée apparaît utopique aux Français, c’est que leur
pays est devenu monolingue. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, un tiers d’entre eux vivait encore dans le bilinguisme
avec une langue régionale. Beaucoup de personnes d’origine étrangère continuent
à tisser leur vie avec deux idiomes. Ailleurs dans le monde, en Asie ou en
Afrique notamment, de nombreux pays sont des mosaïques linguistiques où les
locuteurs baignent dans plusieurs langues. Même en Europe, les Luxembourgeois
font cohabiter leur langue nationale, le lëtzebuergesch, avec
le français et l’allemand, tout en maîtrisant largement l’anglais.
Concrètement, ce
multilinguisme européen serait rendu possible par une politique éducative de
choc. L’écrivain Amin Maalouf,
né au Liban, un autre pays plurilingue, avait été chargé en 2007-2008 par la
Commission européenne de plancher sur le défi soulevé par la multiplicité des langues en Europe.
Sa réponse reposait sur la maîtrise de deux langues, en plus de sa langue
maternelle. Chaque élève devrait apprendre, très jeune, une première «de cœur», puis une
«langue internationale»,
probablement l’anglais. «Si
on arrive à l’imposer, on arrivera assez vite à maintenir la viabilité de
toutes les langues tout en pouvant communiquer les uns avec les autres», précise
l’écrivain.
C’est ainsi qu’entre
un Espagnol et un Italien, l’essentiel des relations serait géré en espagnol ou
en italien, deux langues latines proches. Cela paraît plus naturel que de
recourir à une langue germanique. Chaque pays disposerait, dans d’autres États,
d’ambassadeurs (drices) disposés (es) à tisser des relations bilatérales avec
lui. Amin Maalouf apporte ainsi non seulement des garanties à ceux qui
craignent d’être absorbés par l’Union européenne, mais il donne aussi des clés
pour favoriser les interactions culturelles entre les peuples. Des
préconisations restées lettre morte dans un continent de plus en plus
anglophone, mais qui s’apparente aux États désunis d’Europe.
Slate
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